par Serge Braudo
Conseiller honoraire à la Cour d'appel de Versailles



Cass. civ. 1, 1er juillet 2010, 09-15479
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Cour de cassation, 1ère chambre civile
1er juillet 2010, 09-15.479

Cette décision est visée dans la définition :
Vie privée




LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :


Sur le moyen unique :

Attendu que la mère et les soeurs de Ilan X... ont assigné en référé la société SCPE, éditrice du magazine Choc, ainsi que le directeur de publication de celui-ci, M. Y..., pour voir constater l'atteinte à leur vie privée causée par la publication d'une photographie le représentant bâillonné et entravé et voir ordonner sous astreinte, en raison du trouble manifestement illicite ainsi commis, le retrait de la vente du numéro de ce magazine ainsi que le versement d'une provision ;

Attendu qu'il est fait grief à l'arrêt attaqué (Paris, 28 mai 2009) d'avoir ordonné que soient occultées dans tous les exemplaires du numéro 120 du magazine Choc daté de juin 2009, mis en vente ou en distribution, les cinq reproductions de la photographie de Ilan X... la tête bandée et sous la menace d'une arme, à peine d'astreinte et d'avoir condamné la société SCPE à payer aux consorts X... diverses sommes à titre de provision et en application de l'article 700 du code de procédure civile, alors, selon le moyen :

1°/ que l'atteinte à un sentiment provoquée par la publication d'une photographie d'un proche victime d'un crime, qui ne peut être assimilée à une intrusion dans la sphère de la vie privée, ne saurait, en raison de son caractère éminemment subjectif, exclusif de toute prévisibilité, justifier qu'il soit apporté quelque restriction à la liberté d'expression et d'information ; qu'en décidant du contraire, la cour d'appel a violé l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

2°/ que la publication d'une photographie qui montre le calvaire de la victime d'un crime ne fait que révéler l'atteinte à la dignité subie par celle-ci du fait des violences qui lui ont été infligées et ne saurait donc être considérée comme constituant intrinsèquement ladite atteinte ; qu'en se fondant néanmoins sur l'existence d'une telle atteinte, provoquée par la publication de cette photographie, sans caractériser cette atteinte indépendamment de la publication de cette photographie, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

3°/ qu'enfin, la liberté d'expression ne peut être soumise à des ingérences que dans les cas où celles-ci constituent une mesure nécessaire, dans une société démocratique, notamment à la protection des droits des tiers ; qu'en sanctionnant et en interdisant la publication d'une photographie s'inscrivant incontestablement au coeur de l'actualité du moment, et qui par ailleurs avait déjà été communiquée au public au travers d'une émission télévisée à laquelle participait l'avocat de la famille de la victime, la cour d'appel, qui n'a pas justifié du caractère nécessaire de cette ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression et d'information, l'objectif poursuivi par la ligne éditoriale du magazine en cause ne pouvant au regard des circonstances susvisées constituer un motif suffisant pour ordonner une restriction à ce droit fondamental, a privé de plus fort sa décision de base légale au regard du texte précité ;

Mais attendu que les proches d'une personne peuvent s'opposer à la reproduction de son image après son décès, dès lors qu'ils en éprouvent un préjudice personnel en raison d'une atteinte à la mémoire ou au respect dû au mort ; qu'à cet égard la cour d'appel énonce que la photographie litigieuse, dont il est constant qu'elle avait été prise par les tortionnaires de Ilan X... et adressée à sa famille pour appuyer une demande de rançon, a été publiée sans autorisation ; qu'elle ajoute que cette photographie qui montre Ilan X..., le visage entouré d'un ruban adhésif argenté laissant seulement apparaître son nez ensanglanté et tuméfié, l'ensemble du visage donnant l'impression d'être enflé sous le bandage de ruban adhésif, les poignets entravés par le même ruban adhésif, son trousseau de clefs glissé entre les doigts, un journal coincé sous la poitrine et un pistolet braqué à bout touchant sur la tempe par une main gantée, l'épaule gauche de son vêtement tiraillée vers le haut, suggère la soumission imposée et la torture ; qu'estimant que la publication de la photographie litigieuse, qui dénotait une recherche de sensationnel, n'était nullement justifiée par les nécessités de l'information, elle en a justement déduit que, contraire à la dignité humaine, elle constituait une atteinte à la mémoire ou au respect dû au mort et dès lors à la vie privée des proches, justifiant ainsi que soit apportée une telle restriction à la liberté d'expression et d'information ; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi ;

Condamne la Société de conception de presse et d'édition aux dépens ;

Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande de la Société de conception de presse et d'édition ;


Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du premier juillet deux mille dix.

MOYEN ANNEXE au présent arrêt

Moyen produit par la SCP Roger et Sevaux, avocat aux Conseils pour la société de conception de presse et d'édition

Il est fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir ordonné que soient occultés dans tous les exemplaires du numéro 120 du magazine Choc daté de juin 2009, mis en vente ou en distribution, les cinq reproductions de la photographie de Ilan X... la tête bandée et sous la menace d'une arme, à peine d'une astreinte de 50 euros par infraction constatée à compter du 22 mai 2009 à 14 heures, et d'avoir condamné la société SCPE à payer aux consorts X... diverses sommes à titre de provision et en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Aux motifs qu' aux termes de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, toute personne a droit à la liberté d'expression, ce droit comprenant la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques, cependant l'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, notamment à la protection des droits d'autrui ; qu'aux termes de l'article 8 de la même convention, toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale ; qu'aux termes des articles 9 et 16 du Code civil, chacun a droit au respect de sa vie privée et les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autre, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l'intimité de la vie privée, ces mesures peuvent s'il y a urgence être ordonnées en référé et la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie ; que si les mesures propres à faire cesser une atteinte à l'intimité de la vie privée ne sont pas énumérées exhaustivement, il a déjà été jugé par la Cour européenne des droits de l'homme dans une affaire intéressant la France que ces mesures, notamment les interdictions, sont largement connues des professionnels de l'édition, comme l'est également le concept de « vie privée » né d'une construction jurisprudentielle désormais bien établie ; que l'application de ces textes n'est donc pas de nature à priver la société de Conception de Presse et d'Edition (SCPE) d'un procès équitable et ne viole pas les dispositions de l'article 7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; que les intimées sont recevables à se prévaloir, sur le fondement de l'article 9 du Code civil, de l'atteinte qui leur est portée par la publication d'une photographie dont elles estiment qu'elle est attentatoire à leur vie privée ; qu'il appartient à la Cour, statuant en référé, de rechercher si la publication incriminée constitue au regard du droit (à la liberté d'expression et d'information comme au regard du droit au respect de la vie privée, une atteinte qui justifie une intervention de l'autorité publique, étant observé que la Cour, en cette matière, tient ses pouvoirs tout autant des dispositions des articles 808 et 809 du Code de procédure civile que celles de l'article 9 du Code civil ; que l'image tient une place différente mais tout aussi importante que celle de l'écrit dans l'information et que la liberté de la presse inclut également celle d'illustrer les articles qui sont publiés par des photographies qu'elle choisit ; que les crimes commis, comme tout fait de société, peuvent donner lieu à une information légitime du public, notamment par des photographies ; que la photographie litigieuse dont il est constant aux débats qu'elle a été prise par les tortionnaires d'Ilan X... et adressée à sa famille pour appuyer une demande de rançon a été publiée sans autorisation ; qu'elle appartient à la famille d'Ilan X... et au dossier de l'instruction de l'affaire ; qu'elle n'avait aucune vocation à être diffusée dans le public ; que cette photographie « qui montre Ilan X..., le visage entouré d'un ruban adhésif argenté, laissant seulement apparaître son nez ensanglanté et tuméfié, l'ensemble du visage donnant l'impression d'être enflé sous le bandage de ruban adhésif, les poignets entravés par le même ruban adhésif, son trousseau de clefs glissé entre les doigts, un journal coincé sur la poitrine et un pistolet braqué à bout touchant sur la tempe par une main gantée, l'épaule gauche de son vêtement tiraillée vers le haut, suggère la soumission imposée et la torture » ; que cette photographie est reproduite dans le magazine Choc en page de couverture, sur une double page – pages 16 et 17 – en tête de l'article relatant la séquestration d'Ilan X... et le début du procès des ravisseurs, ainsi qu'en page 24 pour illustrer à nouveau l'article, étant encore relevé qu'elle est également utilisée pour illustrer le bulletin d'abonnement proposé aux lecteurs en page 7 ; que la publication de cette photographie et l'utilisation qui en est faite, qui renvoie les proches d'Ilan X... à la demande de rançon, événement dont ils étaient parties prenantes, au moment où leur souffrance est ravivée par le procès des ravisseurs, peut être à juste titre ressentie par eux comme constituant une grave atteinte à leurs sentiments d'affliction et dès lors à leur vie privée ; que le fait que cette photographie ait pu être montrée à l'occasion d'une émission de télévision de façon nécessairement fugitive et que les tortures infligées à Ilan X... aient par ailleurs été abondamment décrites dans la presse, n'enlève rien au caractère attentatoire à leur vie privée de cette publication ; qu'une telle utilisation qui dénote une volonté de recherche de sensationnel, n'est nullement justifiée par les nécessités de l'information, le fait que cette recherche de sensationnel constitue la ligne éditoriale revendiquée par le magazine Choc ne l'autorisant nullement à cette atteinte à la vie privée des consorts X... au-delà de ces nécessités ;

Et aux motifs, le cas échéant repris des premiers juges, que c'est à tort que la société de Conception de presse et d'édition (SCPE) soutient que les demanderesses seraient irrecevables à se fonder sur l'article 9 du Code civil, le droit à l'image et le droit au respect de la vie privée étant des droits de la personne non transmissibles et qui s'éteignent avec la personne ; que les trois demanderesses, qui n'ont jamais accordé d'autorisation pour la publication d'une telle photographie, se prévalent en effet d'une grave atteinte à leur sentiment d'affliction, partant de leur vie privée et non d'une atteinte qui aurait été subie par Ilan X... à ce titre ; que par ailleurs, est invoquée une atteinte à la dignité humaine, dont il n'a pas été soutenu que les survivants à celui qui en a été victime, ne pourraient se prévaloir ; que la diffusion en octobre 2008 sur une chaîne de télévision, d'images similaires à celle parue dans le magazine incriminé, ne saurait faire obstacle à la demande présentée qui intervient au moment où une Cour d'assises statue sur les faits ; que l'existence d'articles antérieurs consacrés à ce crime, mais ne contenant pas le cliché dont s'agit, est pareillement indifférente ; que la société défenderesse est mal fondée à invoquer les dispositions de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et les nécessités de l'information liées en particulier au procès en cours ; qu'il n'est pas contesté en effet, qu'il ne s'agit pas en l'espèce d'une photographie réalisée dans un lieu public, mais qui a été prise par les tortionnaires d'Ilan X... durant sa séquestration et adressée à la famille en vue du versement de la rançon exigée ; qu'un tel cliché, qui figure dans la procédure criminelle et est susceptible dès lors être communiqué à la Cour et aux jurés, n'a en revanche aucune vocation à être publié ; qu'il n'est pas contestable que la publication, tant à la une du magazine qu'en page de sommaire puis en pages intérieures, au moment de l'évocation d'une telle tragédie, particulièrement douloureuse pour la mère et les deux soeurs, de la photographie d'Ilan X..., le visage bâillonné de ruban adhésif argenté et laissant apparaître son nez ensanglanté, une arme de poing sur la tempe et les poignets entravés – image qui, en soit ne s'impose nullement pour rendre compte de l'affaire – était de nature à heurter profondément leurs sentiments, outre l'atteinte grave à la dignité humaine que constitue une telle représentation de l'intéressé au regard des conditions de sa séquestration et de son sort tragique ; que l'atteinte exceptionnelle au sentiment d'affliction des demanderesses et à la dignité de la personne humaine résultant de la publication, spécialement s'agissant de la page de couverture d'un magazine à grand tirage, cause un trouble manifestement illicite ;

Alors, d'une part, que l'atteinte à un sentiment provoquée par la publication d'une photographie d'un proche victime d'un crime, qui ne peut être assimilée à une intrusion dans la sphère de la vie privée, ne saurait, en raison de son caractère éminemment subjectif, exclusif de toute prévisibilité, justifier qu'il soit apporté quelque restriction à la liberté d'expression et d'information ; qu'en décidant du contraire la Cour a violé l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Alors, d'autre part, que la publication d'une photographie qui montre le calvaire de la victime d'un crime ne fait que révéler l'atteinte à la dignité subie par celle-ci du fait des violences qui lui ont été infligées et ne saurait donc être considérée comme constituant intrinsèquement ladite atteinte ; qu'en se fondant néanmoins sur l'existence d'une telle atteinte, provoquée par la publication de cette photographie, sans caractériser cette atteinte indépendamment de la publication de cette photographie, la Cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;


Alors, enfin, que la liberté d'expression ne peut être soumise à des ingérences que dans les cas où celles-ci constituent une mesure nécessaire, dans une société démocratique, notamment à la protection des droits des tiers ; qu'en sanctionnant et en interdisant la publication d'une photographie s'inscrivant incontestablement au coeur de l'actualité du moment, et qui par ailleurs avait déjà été communiquée au public au travers une émission télévisée à laquelle participait l'avocat de la famille de la victime, la Cour d'appel, qui n'a pas justifié du caractère nécessaire de cette ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression et d'information, l'objectif poursuivi par la ligne éditoriale du magazine en cause ne pouvant au regard des circonstances susvisées constituer un motif suffisant pour ordonner une restriction à ce droit fondamental, a privé de plus fort sa décision de base légale au regard du texte précité ;



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Cette décision est visée dans la définition :
Vie privée


Décision extraite de la base de données de la DILA (www.legifrance.gouv.fr - mise à jour : 10/05/2018) conformément à la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016.